« L’eau est bien plus qu’une affaire d’hydrologie et de technologie »

Tribune

Publié le 31.01.2023

Temps de lecture : 8 minutes

Elisabeth Thiéblemont

Conseillère en stratégie et en prospective

Des enjeux géopolitiques aux enjeux de développement territorial

Invitée en 2021 à une émission des Ateliers des Métamorphoses, l’hydrologue Emma Haziza affirmait qu’à force de ne regarder que la question du carbone, nous passerions à côté du plus important enjeu climatique, celui d’une nécessaire adaptation de nos sociétés au manque d’eau et à l’assèchement des sols, sous peine de vivre des conflits liés au partage de la ressource.

Depuis, les événements se sont accélérés à la fois sur le plan climatique et géopolitique. Prenons l’exemple de la production des micro-processeurs taïwanais qui porte en germe les paradoxes de nos sociétés mondiales et interconnectées. La période du Covid-19 avait révélé la vulnérabilité de nos sociétés face à cette industrie fortement consommatrice d’eau, localisée principalement sur le territoire insulaire de l’Asie de l’Est. La situation s’est aggravée en 2021 lorsque l’île a connu la plus grande sécheresse de son histoire, entrainant une pénurie mondiale de semi-conducteurs. Un vent de panique a soufflé dans le monde. Depuis, on apprend que Grenoble va devenir le site de production nationale de processeurs avec des projets d’implantation et d’extension d’usines de semi-conducteurs des entreprises STMicroelectronics et GlobalFoundries.

Au printemps 2023, l’Europe se dote d’un European Chips Act, visant à "renforcer sa souveraineté technologique, sa compétitivité et sa résilience et à contribuer aux transitions numériques et écologiques des Etats membres". Mais alors que la nouvelle fait la une de la presse économique, en Isère (38), des collectifs de citoyens manifestent et clament « De l’eau, pas de micro ».  Ils s’opposent au développement d’une industrie très fortement consommatrice d’eau au moment même où la France connaît des épisodes de canicule et de sécheresse très préoccupants.

Or, là est bien le débat pour la France. La crise sanitaire et la crise énergétique due au conflit russo-ukrainien, obligent à opérer un virage stratégique de retour en souveraineté alimentaire, énergétique et industrielle. Ce virage va conduire inévitablement à une relocalisation de l’eau virtuelle, celle nécessaire à la fabrication et à la production des biens hier manufacturés à l’étranger.

Comment penser le développement économique futur, décarboné, sans mettre en péril l’équilibre naturel et la résilience hydrique des territoires ?

Dans un contexte d’accélération des effets du changement climatique, la question qui se posera aux territoires est de savoir s’ils seront capables d’accueillir ces nouvelles activités et bassins d’emplois générant de nouvelles demandes en eau et énergie. Comment penser le développement économique futur, décarboné, sans mettre en péril l’équilibre naturel et la résilience hydrique des territoires. Comment arbitrer entre des usages qui vont générer de la concurrence, entre des acteurs locaux actuels et futurs, entre industrie relocalisée, agriculture d’exportation, production d’énergie, usages domestiques, besoins urbains, aménités, produits de loisirs et de confort ... ? Où mettre le point d’équilibre entre sobriété d’usage et développement économique ?

L’époque est celle d’un changement de vision sur l’eau

Aujourd’hui, partout en France, on prend conscience que l’eau est bien plus qu’une affaire d’hydrologie et de technologie. Penser que la technologie aura une réponse pour toutes les problématiques futures est devenu complètement illusoire. L’eau n’est pas un stock. C’est un flux qui sert des intérêts vitaux en chaine. Ne pas respecter le cycle de l’eau, c’est s’assurer des lendemains difficiles. C’est la réalité à laquelle nous devons faire face aujourd’hui. C’est la réalité d’un pays comme l’Espagne, si proche de la France.

L’eau renvoie à des choix socioéconomiques de moyen, de long et de très long termes. et in fine à des enjeux de pouvoir, qui nécessitent des arbitrages fins à la complexité multidimensionnelle. Elle nécessite de réinventer les formes de dialogues entre « acteurs-utilisateurs » pour transformer les conflits locaux en coopération territoriale et en concorde nationale. Car comme l’affirment Julie Trottier, Directrice de recherche au CNRS ou Fadi Comair, vice-président du Programme Hydrologique intergouvernemental de l’Unesco et surtout père de l’hydrodiplomatie, l’eau n’est jamais à l’origine d’une guerre ; elle peut être instrumentalisée dans des conflits, mais sa dimension essentielle et vitale force la coopération. L’accord qualifié d’historique que sept Etats de l’Ouest américain viennent de signer le lundi 22 mai 2023 pour réduire leur consommation d’eau puisée dans le fleuve Colorado et le préserver de la sécheresse en témoigne.

En France, l’eau est passée en moins de deux ans du statut de bien commun invisible, technicisé, à celui d’objet politique, laboratoire d’une démocratie locale à réinventer, ce qui constitue une rupture profonde de la représentation du rôle que joue la ressource dans nos sociétés.

Comment faire dialogue et société autour de l’eau ? Selon quelle méthode de gouvernance à partir des institutions existantes, en identifiant de nouvelles instances plus ou moins informelles ? Qui aura la légitimité d’arbitrer demain sur les enjeux de priorisation d’activités et de partage de l’eau, qui font déjà l’objet de mesures municipales d’interdiction, de contrôle de l’Etat ou d’incantation. A quelle échelle ce dialogue coopératif doit-il s’organiser ? Comment intégrer les citoyen.ne.s, concerné.e.s au premier chef par cet « objet politique » ?

L’hydrodiplomatie, ce processus de coopération interétatique autour d’enjeux hydriques érigé en méthode de gestion des conflits sur la scène internationale, peut-elle inspirer des initiatives françaises de coopération socio-économique territoriale ? Quels enseignements tirer des réussites et des échecs de ce type de démarche au Moyen Orient, en Afrique, en Inde, en Asie Mineure, en Méditerranée ? Que nous apprennent les approches en sciences sociales inductives menées en France, en Espagne, en Israël qui, sur la base d’une connaissance fine du vivant et des ressources locales, des pratiques et des demandes en eau des parties prenantes, favorisent l’émergence de collaborations territoriales ? Comment croiser harmonieusement technologies modernes et savoirs profanes, sans rejeter ni l’un ni l’autre, mais au contraire en créant une symbiose au bénéfice de l’eau ? Qu’est-ce que nous apporte  d’adopter des approches par les trajectoires de l’eau (trajectoires spatiales/institutionnelles/sectorielles), telles que théorisées par Julie Trottier qui travaille depuis plus de 30 ans sur la question de l’eau et des rapports de pouvoirs ?

Sommes-nous concernés à Paris ?

Toutes ces questions sont absolument essentielles pour les années à venir, y compris pour Paris. Pourquoi ? Eau de Paris puise ses ressources en eau en dehors de la capitale et même pour certains de ses captages, en dehors de l’Ile-de-France. Aujourd’hui, les prévisions à moyen terme pour ce qui concerne la disponibilité quantitative des ressources et le système établi, autour du comité de bassin et de ses déclinaisons locales, pour gérer en commun la ressource à l’échelle du bassin versant de la Seine permettent à tous les acteurs de la gestion du cycle de l’eau d’aborder les défis à venir avec des atouts indéniables.

En fin de compte, aucun territoire ne fera l’économie d’un questionnement sur sa relation à l’eau.

Cela n’empêche pas les premiers signes de tension de se manifester, interrogeant les logiques de solidarité entre territoires urbains denses, territoires à vocation agricole qui depuis longtemps ont une fonction exportatrice (hors du bassin mais aussi hors du pays) et usages industriels parfois sensibles (production d’énergie). Nadine Levratto, directrice de recherche au CNRS dans le laboratoire EconomiX, affirme que la métropole du futur est celle qui saura réindustrialiser son territoire dans les dix années à venir. La métropole du Grand Paris n’échappera pas à cette perspective. Comment celle-ci et les territoires dans lesquels elle prélève pourront concilier l’ensemble des usages pour continuer à se développer dans un contexte d’accélération du changement climatique ?

En fin de compte, aucun territoire ne fera l’économie d’un questionnement sur sa relation à l’eau, dans une logique de partage de la ressource pour satisfaire des usages plus nombreux, de dialogue constructif entre l’amont et l’aval et de coopération territoriale.

Conférence - Conflits d’eau, enjeux de pouvoir : de la géopolitique au dialogue territorial

Pour approfondir le sujet, rendez-vous le 1er juin 2023 de 15h à 17h30 à Sciences Po (Amphithéâtre Simone Veil - 28 Rue des Saints-Pères, 75007 Paris) pour l'Atelier des Métamorphoses organisé par Eau de Paris "Conflits d’eau, enjeux de pouvoir : de la géopolitique au dialogue territorial". Accédez le lien ci-dessous pour en savoir plus sur la conférence ou pour vous inscrire.

Tribune rédigée par :

Elisabeth Thiéblemont

Conseillère en stratégie et en prospective

Pour aller plus loin

Conférence

Évènement passé Le 01.06.2023

Conflits d’eau, enjeux de pouvoir : de la géopolitique au dialogue territorial

Sciences Po - Amphithéâtre Simone Veil - 28 Rue des Saints-Pères, 75007 ou en ligne

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